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#Société #Médias #sciencespo #psychanalyse / #Ghosting et meurtre virtuel ? – Figure du #pervers –

11 Août

Figures du pervers sur les comptes privés Whatsapp ou Facebook

Le 11-08-2020

Claude Breuillot twitter @cbreuillot mail: cbreuillot@gmail.com

Psychanalyste

Doctorant Psychanalyse et Politique

[…] Souvent je ressens, dans un frisson craintif

comme je suis profondément dans la vie.

Les mots ne sont que les murs.[…]

Rilke, R. M. Gesammelte Werke, Erster Band: Gedichte, erster Teil, op.cit., p. 349. Traduit en français par Marc de Launay, Œuvres poétiques et théâtrales, Paris, Gallimard, 1997, Collection Bibliothèque de la Pléiade, «Pour me fêter», p. 120.

            L’accumulation de vignettes cliniques me poussa à investir ce qui aurait pu rester factuel, de l’ordre du banal, voire de l’insignifiant ou de l’épiphénomène  mais qui rapidement devint une réflexion plus profonde sujet à l’indicible et au trauma dans les relations intra-professionnelles, communautaires ou intra-familiales, à tous les âges de la vie. Par leur multiplication dans le domaine virtuel, cachés sous des pseudonymes, ou non, à l’insu de leurs acteurs souvent sous l’emprise d’un meneur, ces groupes peuvent détruire dans le réel une entreprise, une personne ou une famille. Les figures du pervers sont des espaces avisuels, des environnements qui donnent à voir le monde de l’invisible. « Ils témoignent d’une inscription vertigineuse dans un rapport immédiat et sensible au réel, que les mots ne peuvent qu’interrompre. [1]»  Ces catégories de l’espace et du temps offrent un objet d’étude privilégié.

             Une patiente que je reçois de longues dates, me mit sur la voie. Elle utilisa ce mot ghosting pour qualifier ce qu’elle vivait de particulièrement violent dans son rapport à un homme qu’elle avait investi psychiquement. Cet homme, avec qui elle avait des relations amicales, dont elle avait partagé quelques sorties, et échanges à domicile, l’avait du jour au lendemain supprimée de ses amis Facebook et l’avait blacklistée sur téléphone. Elle sombra alors dans une dépression telle que le risque d’une décompensation fut important. Il n’est pas dit que cet homme ne fut pas l’objet de désirs ni de fantasmes. Mais tout de même, le procédé, s’il est innovant, immergé dans notre contemporanéité, ne peut pas nous apparaître autrement que teinté d’une forme de violence dans l’indicible. Cette patiente était ni harcelante, ni agressive.

            Il n’en fallait pas plus pour que ce signifiant m’interroge. Comme souvent, ces mots aux consonnances anglo-saxonnes sonnent comme des élucubrations de coachs, accoutumés des analyses transactionnelles ou autres gestion des émotions issues de la psychologie positive en vogue, qui expliqueront comment y répondre. Sans surprise, le ghosting que l’on trouve dans la langue depuis les années 2005, mais que chacun peut vivre incidemment, fabrique une victime innocente appelée à se défendre, dans le monde de la communication hyperlibérale. Ce néologisme est construit sur ghost qui veut dire fantôme. Cet anglicisme peut représenter un clone de données, effectué à l’aide d’un logiciel ou une image résiduelle. Ce verbe sous ses formes transitives et intransitives traduit le fait d’écrire sous le nom d’un autre ou faire le mort, ne plus répondre aux sollicitations d’un proche. Nous pouvons nous interroger sur cette possibilité du virtuel du faire-le-mort. Quand faire le mort précipite la pensée de la mort… To give up the ghost  soit : rendre l’âme.

Quid d’une analyse de la place du corps dans les relations virtuelles, il semble évident que si dans les interactions au café, notre voisin reste mutique alors que, fort de sa présence, on l’interpelle, cette expérience nous placera dans une certaine perplexité. Le corps de l’autre apparaît sans obstacle à notre regard dans l’espace des possibles du toucher, et l’inquiétante étrangeté de la situation nous plongera certainement, au un par un, dans des réflexions au regard de nos interprétations concernant le silence. A ghostly silence s’entend comme silence de mort. Est-il malade ? Ai-je dit quelque chose qui l’a blessé ? M’a-t-il entendu ? Nous entendons comme ces questionnements peuvent faire écho, par réminiscences, à des éprouvés inconscients. Nous invoquons l’hospitalisme, état dépressif qui se manifeste chez certains enfants séparés précocement de tout lien d’affection, et tissons le fil de la métaphore. Si Spitz est au fondement du concept, Jenny Aubry[2] aura particulièrement œuvré à « cette clinique de la détresse qui […] invente une clinique de l’objet et de la régression qui prend comme socle théorique les termes mêmes que, dès le début des années 1950 et dans la décennie suivante, Lacan reprend de Freud : l’agressivité, la pulsion, l’objet. Mais aussi l’image et, de même que chez Winnicott, se fait jour une clinique du visage en tant que premier lieu et premier objet de la dialectique identificatoire. [3]»

Nous rencontrons le ghosting avec l’intempestif, le subi, la coupure nette, sur les réseaux sociaux, l’entrée en scène d’un blanc, qui peuvent être vécus comme castration symbolique, abandon, cessation brutale des chaînes associatives, effraction du vide sidéral, et provoquer chez l’autre l’angoisse terrifiante du meurtre virtuel mais aux effets réels par la disparition des traces de l’autre…Amputé du corps de l’autre, de ses représentations, son fantôme peut alors hanter tout l’espace. Si la virtualité était, comme l’écrit le philosophe Alain Milon, « le moyen de nous immerger dans un monde sans contraintes libérant l’homme de la pesanteur de la chair [4]», pour autant la virtualité n’a-t-elle pas des incidences dans le Réel, dans le Symbolique ou l’Imaginaire ?

Le ghosting est souvent une jouissance inconsciente, une vengeance plus ou moins consciente, une pulsion haineuse de destruction de l’autre en lui faisant vivre un trauma en le maintenant sous son emprise. « Ce qui s’impose à Hamlet, et ce qui s’impose d’autant plus qu’à partir de la rencontre primitive avec le ghost, c’est-à-dire littéralement le commandement de le venger.[5] […] » Mais il peut être aussi chantage qui consiste à enfermer l’autre comme esclave de son choix, profitant de l’impossible dans le champ de la parole. Paradoxalement, il place l’autre sans résistance, en situation d’attente anxieuse. Les adeptes du ghosting sont des personnalités froides et déshumanisées, qui sont conscientes des répercutions de leurs actes. Ils sont des impuissants de la mise en mots et souvent des sujets narcisssiquement fragiles, ineptes et insanes ( du latin insanus : qui a l’esprit en mauvais état. ).

La virtualité, c’est échapper au regard, maîtriser la relation hors de tout contrôle, de toute humanisation des liens sociaux, dans l’anonymat, loin que ce soit la condition nécessaire.

L’orbiting et le breadcrumbing en sont les variantes non moins perverses et tout autant préjudiciables psychiquement.

L’orbiting consiste à cesser de répondre aux messages d’une personne mais de quand même « rester en orbite » en la suivant secrètement sur les réseaux sociaux. Cette méthode permet à l’« orbiteur » nommé aussi sous-marin de couper les ponts tout en gardant un œil sur la personne « orbitée » afin de pouvoir la recontacter, selon son seul désir, lorsque l’occasion se présente.

Le breadcrumbing encore plus élaboré signifie littéralement « jetée de miettes de pain ». Et comme cette appellation l’indique, il consiste à « ghoster » quelqu’un pour ensuite lui donner des petits signes de vie de temps en temps via un court message ou un « like » sur un réseau social.

Ce phénomène peut s’entendre comme figure de l’obsessionnalisation, en rendant l’autre dépendant de sa propre disparition, le confronter à sa non-permanence en le transformant en déchet.

Mais il est un autre mouvement propre au meurtre virtuel particulièrement utilisé sur Facebook ou Whatsapp. Un analysant que nous nommerons Max, s’interrogeait sur son activité concernant son appartenance à un de ces groupes privés. Il est le benjamin d’une fratrie de trois enfants dont les ainées sont des filles. Il sera sous la tutelle symbolique de la plus jeune de 1 an de plus que lui qui fut son maître à penser. Un fait signifiant lui revint en mémoire : celle-ci le giflait en classe primaire quand elle s’occupait de lui pour ses devoirs. Ses deux sœurs « ont réussi » dans leurs études et occupent chacune des postes importants dans l’industrie du médicament. Ses parents s’étaient séparés quand il avait 3 ans et ce moment fut pour lui un tsunami. L’ainée ténébreuse et froide avait endossée à son insu la place du père et s’était identifiée à la haine de la mère pour son ex-mari, alors que la mère, personne fragile et dans un rapport névrotique au monde diffusait sa haine de son ex-mari, hors les mots, dans une indifférence à la place qu’il pouvait tenir et une attaque de son image. Il tenait à ses yeux, dans une haine fébrile, la place du mort : un vécu particulièrement traumatique pour les enfants dans l’indicible des symptômes comme autant de paroles avortées. En fait, cet homme avait choisi de refaire sa vie sans pour autant abandonner ses enfants qu’il recevait régulièrement. Chétif, développant de nombreuse maladies psychosomatiques, apparaissant sans intelligence aux yeux de ses sœurs, Max fut jusqu’à ses 35 ans, aveuglé comme un papillon dans la nuit,  dépendant d’elles dont il achetait les voitures en fin de vie, prenait conseil à tout moment de sa vie conjugale, et accompagnait régulièrement sa mère en vacances. Sa mère, transformée en victime de l’abandon de son époux, se referma sur ses enfants constitués en anti-dépresseurs, voués au culte de la famille maternelle idéalisée. Par la volonté de cette femme aigrie occupant, dit-il, la place de la sainte adulée au centre du roman familial virtuel, créé de toutes pièces, le père était sorti des radars. Pour leurs 30 ans, chacune des filles avaient rassemblé  des photos de leur enfance avec leur mère, sans tenir compte des moments, pourtant riches avec leur père qui, Max l’atteste, les emmenait régulièrement en vacances et les aimait profondément. Jusqu’à cette analyse qui lui permit de réinventer, recouvrer une place, une inscription dans sa famille paternelle.

[…] Oh, combien de choses,

plaques, seuils, atlas, tasses, épingles,

nous servent d’esclaves tacites,

aveugles et si étrangement discrets !

Elles dureront au-delà de notre oubli ;

elles ne sauront jamais que nous sommes partis.[…][6]

            Ce ne fut pas simple. Avec l’avancée de l’analyse, il perçut l’entre-soi stérile créé par ses sœurs comme forçage dont il était le fervent volontaire, en tirant des bénéfices inconscients certains, dès ses 3 ans, catapulté dans ses fantasmes : l’homme de la famille.

Il est souvent important de cibler qui ouvre un compte privé ? À l’aune de cette découverte, Max en analysa les effets aliénants et la menace persistante. L’ainée avait ouvert ce compte pour les trois à son départ à l’université. Un rituel était établi où chacun devait écrire régulièrement sa journée. Ces écrits restaient dans l’ombre des parents. L’ainée y projetait la haine contre son père et, ses frères et sœurs, eux, dans ce réel sidérant, s’identifiaient à elle, figure de réussite professionnelle et de pouvoir autoritaire. « Que c’est là la structure du désir /…/ du névrosé et c’est pour cela que le fantasme pervers est utile à re-épeler /…/ à savoir le fantasme de l’exhibitionniste. On a l’habitude de dire: c’est très simple, c’est très joli le fantasme pervers, l’impulsion exhibitionniste /…/ il y a là en somme quelque chose, la pulsion qui se complait /…/ à donner à voir /…/ ce n’est pas rien déjà de dire cela /…/ cela implique quand même une certaine subjectivité /…/ acéphale. [7]»

Max put s’appuyer non sans sentiment de culpabilité inconscient, sur son père avec qui il s’autorisa à développer des moments privilégiés et le jour vint, où dans la surprise générale, il se désabonna du compte. À ce moment symbolique, la plupart de ses symptômes disparurent et il occupe aujourd’hui une place importante en vue dans un service public. Cette métamorphose n’est autre que celle du regard assagi. « La pulsion se libère de la pulsion, elle sort enfin du corps, lorsque la voix s’articule en parole, dirigée vers l’autre par le regard. [8]»

Texte sous licence.


[1] Borowczyk, H. (2018), « Une poésie à l’épreuve des limites : Espace, expérience et franchissement dans les essais et poèmes hors-recueil de Rainer Maria Rilke », Lille, Département de Lettres Modernes.

[2] Aubry, J. (2005), « Psychanalyse des enfants séparés », Paris, Denoël.

[3] Douville, O. (2004), « Jenny Aubry : Psychanalyse des enfants séparés », Figures de la psychanalyse, 2004/2 (no10), p. 209-211.

[4] Milon, A. (2005), « La réalité virtuelle.  Avec ou sans corps le corps ? », Autrement, p. 21.

[5] Lacan, J. (1958-1959), op.cit., Leçon du 4 mars 1959.

[6] Borges, J. L. (1969), « Les choses », Éloge de l’ombre, Paris, Gallimard, 2005.

[7] Lacan, J. (1958-1959), Le séminaire, Le désir et son interprétation, op.cit., leçon du 3.06.1959.

[8] Pommier, G. (2014), « Loi du visage », Recherches de visage, op.cit., p. 92.

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Pour citer cet article:

Breuillot, C. (2020), Blog, « Ghosting et meurtre virtuel », https://psychanalysebourgogne.wordpress.com/2020/08/11/societe-medias-sciencespo-psychanalyse-ghosting-et-meurtre-virtuel-figure-du-pervers/