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#psychanalyse #agriculture #politique // Contraintes réelles, imaginaires et symboliques : soumis aux temps / Dévoration, pulsion orale et prédation

11 Avr

Le 6 avril dernier, Claude Breuillot, Docteur en psychologie, Référent Cellule de Pluridisciplinaire de Prévention MSA, membre du Laboratoire de Psychologie de l’Université de Besançon, a donné une conférence lors de l’Assemblée générale d’Agrisolidarité, à l’invitation de son Président Jean-Charles Blanchard et de son Vice-président Jean-Jacques Lahaye de la Chambre d’Agriculture de Saône-et-Loire. La Revue Politique et Parlementaire en reproduit ici le texte.

À lire dans La Revue Politique et Parlementaire.


https://www.revuepolitique.fr/soumis-au-temps-bouleversements-environnementaux-et-angoisses-individuelles/

#societe #agriculture #psychanalyse #sciencespo Chronique d’une mort annoncée? (Extraits)

14 Mar

Je tenterai aujourd’hui d’évoquer sans les nommer des situations du quotidien s’appuyant sur des histoires d’exploitants agricoles, de leur famille, de ces caractères bien trempés ancrés dans leur territoire, aux avant-postes du changement climatique mais aussi des changements sociétaux : je pense à la place donnée au bien-être animal, à celle donnée aux circuits courts, aux stratégies à élaborer concernant ce que certains nomment la guerre de l’eau,… Tous ces éléments viennent créer des contraintes parfois impossibles. Certains, en errance, marginalisés, n’arrivent plus à donner du sens à leur activité. Ils perdent alors l’assurance d’exister, d’appartenir à ce monde en mouvement. Le rythme et la performance peut les réduire à l’épuisement physique et psychique. Quels en seront les signes ? Existe-il une signalétique ? A côté de la « rationalité instrumentale » ou de la « rationalité stratégique » théorisées par Max Weber et incarnées par exemple par la maximisation de l’utilité propre à l’homo economicus ou à l’utilitarisme, il y a place pour uneécoute d’une réalité psychique.

Ces hommes et ces femmes vivent souvent d’aides sociales, dans une précarité indicible non seulement financière mais parfois psychique qui peut les rendre vulnérables aux traumatismes inconscients. Seulement la réalité est toute autre. Chaque exploitation peut traverser un moment de crise, un impensable, qui viendra interroger ses choix, les enjeux patrimoniaux, les successions, les transmissions, la place des enfants, la maladie, les divorces, les héritages conscients et inconscients, l’achat de terres devenues source de spéculation financière, les dettes qui s’accumulent,… 

 

Cérès (40 ans) et la dette symbolique.

Cérès est l’ainé de la fratrie, né dans une ferme, héritage d’une lignée paternelle d’agriculteurs. De la cour de la ferme aux haies environnantes, tout lui est familier. Les images « lui sont tantôt amicales, tantôt hostiles, selon qu’elles renvoient à un objet qui a apporté un soulagement de tension, ou au contraire à un objet qui a apporté une hausse de tension. » Comme certains naissent dans le désir inconscient de leurs parents de rester leur bâton de vieillesse, Cérès n’aura d’autre choix, pétrifié par la dette imaginaire et son emprise, que de rester à la ferme alors que ses frères et sœurs pourront se dégager de cette contrainte indicible. Il ne sait pas pourquoi. Est-ce le lien à son père ? à sa mère ? Le sentiment de culpabilité de les abandonner ? L’impossibilité de se séparer ? Il devint donc éleveur bovin d’un cheptel ne dépassant pas les 150 têtes. Il tenta de s’identifier à ce père qui ne prit jamais de vacances. À ce rythme, les compagnes de Cérès abandonnèrent le projet d’une vie de labeur centrée sur l’élevage bovin. Elles souhaitaient aussi avoir du temps pour élever leurs enfants. Il se retrouva rapidement seul, devant les responsabilités, le poids des impayés, les vêlages, seul face au vide.  Il travailla avec son père jusqu’à la mort de celui-ci. J’ai reçu Cérès pendant 20 ans, comme une sentinelle, un témoin du drame moderne que j’entendais s’écouler dans ses mots. La dette symbolique, c’est être en responsabilité de détenir les clés qui permettraient de perpétuer le lourd héritage. Pour que la ferme survive, il a fallu emprunter, s’endetter, louer des terres, agrandir les bâtiments. Cérès, confronté à l’angoisse de l’effondrement et à ses contaminations, se maintient à flot par un traitement antidépresseur. Pendant des années, il ne vécu que des mannes de la communauté européennes, justes suffisantes pour rembourser les emprunts. Après des années de déni, il lui fallut prendre des décisions, accepter la désillusion et les affres de devenir, sous le regard de ses collègues, un vaut-rien. Prisonnier du miroir, il traversa des années de doutes et d’idées noires. Ses sentiments écrasants de culpabilité se télescopent : être un mauvais mari, un incapable, ne pas savoir travailler sans la présence de son père à ses côtés et survivre à la  mort de celui-ci, rencontrer le comptable avec un sentiment de honte. Il tenta plusieurs fois de retourner la haine contre lui, haine de soi, haine des autres comme représentants de la violence intériorisée non symbolisée. Cérès, l’héritier, sombra dans la dépression au risque de terminer écrasé sous son tracteur, un jour d’été. Son corps lui échappait. Il semble anesthésié, « devenant intolérant à toutes les formes de stimulations sensorielles. » Dans d’autres situations, d’autres collègues auraient connu le déclenchement d’un cancer ou un accident cardiaque.

Tel Sisyphe, rattrapé par le réel d’une exploitation en mort anticipée, devenu fermier par procuration, il fut contraint à se séparer de son cheptel par groupes de 10 animaux. Il lui était impossible d’assumer leur perte en une seule fois, d’un seul trait. Le temps de la vente de l’exploitation sonna. Deux ans se déroulèrent pour préparer ce réaménagement psychique et professionnel, consentir malgré lui à sursoir aux désirs parentaux, pétri d’un sentiment d’échec insurmontable. Le sommeil se refusait à lui, soumis aux aléas du climat familial et des angoisses massives, fruits de ses pensées incidentes qu’il tentait de contenir à l’intérieur de lui, non sans s’épuiser à de tels aménagements. Tentant de conjurer la pulsion de mort, un glissement sémantique pouvait lui permettre de penser l’investissement d’un nouveau projet, décalé des investissements financiers.